Novembre 2007
Le sommaire
- Quels sont les apports concrets des sciences humaines à la médecine générale ? Mathieu Lutsman, Isabelle Bourgeois
Editorial de la SFMG
Peut-on décrire et comprendre la médecine sans mise en perspective historique et sociologique ? L’interrogation sur la nature des rapports entre la médecine, ou plutôt les médecines, les soignés et les soignants est indissociable de tout sujet relevant de la « Santé ». Les demandes de soins et d’aides, éléments constitutifs de l’art de soigner, ne sont pas des exclusivités du domaine médical. Les pratiques magiques, religieuses comme les pratiques soignantes populaires n’ont pas disparu depuis l’avènement de la médecine scientifique.
Le modèle de la médecine fondée sur les faits probants favorise les données (plus ou moins aisément) objectivables et quantifiables. Ces dernières ne doivent pas toutefois faire écran à d’autres co-facteurs tout autant prégnants et décisifs qui conditionnent aussi bien le déroulement de la demande de soins que des réponses proposées.
L’histoire de la médecine est celle d’une construction sociale marquée par de forts enjeux idéologiques. Ils éclairent les évolutions des politiques des multiples acteurs sociaux, dont les médecins eux-mêmes. L’anthropologie médicale s’est historiquement d’abord penchée sur les pratiques exotiques, puis a rapidement investi les systèmes de soins, leurs méthodes et outils. La question récurrente de ce bio-pouvoir est devenue majeure dans la société d’autant plus que la santé a été instaurée comme un « marché ». Le bruit de fond médiatique médical et ses liens avec la gestion des questions sociales a participé à la transformation de la notion de « Droit à l’accès aux soins » à celui de « Droit à la Santé »
Malgré la simplicité apparente du questionnement initial sur la place nécessaire des sciences sociales dans toute approche santé, la réponse n’est pas un fait acquis pour nombre des acteurs clé de la santé, dont les médecins eux-mêmes. Pour la médecine générale, dans sa fonction d’interface entre le champ profane et le champ professionnel, la prise en compte des sciences humaines et sociales est pourtant un élément décisif pour toute approche du sens et de la complexité inhérente aux pratiques soignantes. Du coté des soins quotidiens, elle se traduit par exemple par les pratiques hétérogènes entre les médecins et des différences pour un même médecin face à un même problème au sein de sa patientèle. Ces variations conduisent à s’interroger sur les divers déterminants médicaux et sociaux en cause…
Pourtant les travaux d’ethnologues et de sociologues sur la santé sont souvent méconnus, négligés, scotomisés, voire déniés car ils posent des questions relatives à la place de ce bio-pouvoir dans la société. C’est souvent par la petite porte de la relation soigné-soignant que les sciences humaines sont entrées dans la formation médicale initiale ou continue, avec un focus sur la maladie et le couple médecin-malade. Les sociologues en portant leur attention sur la diversité des acteurs et sur le contexte social ont travaillé sur des aspects que les médecins laissaient pour leur part dans l’ombre. Ils ont mis à jour ce qui était hâtivement décrété comme relevant de la « logique », de « l’usage », de « l’implicite », ou du « qui va de soi »…
C’est notamment le mérite de chercheurs comme Eliot Friedson, Isabelle Baszanger, Martine
Bungener, Jean Peneff ou Alain Ehrenberg, et bien d’autres, d’avoir porté leur regard de sociologues sur le champ médical et ses acteurs.
Leurs façons de regarder autrement les évolutions passées et présentes, aboutissent à d’autres mises en perspective des questions d’idéologies, des relations de pouvoir, des blocages et inerties des systèmes de soins comme des stratégies de santé publique et des inégalités sociales de santé. Au travers de ces approches sociologiques diversifiées on retrouve les débats permanents qui impliquent notamment la médecine générale et les médecins généralistes. Ils imposent un regard distancié sur la place de la médecine selon les pays, leurs histoires sociales, politiques et culturelles. Ils conduisent notamment les professions de la santé à revisiter leur modèle dominant du moment. À revisiter et à relativiser, mais aussi à mieux saisir et agir sur les changements de paradigmes en cours comme en témoignent les exigences nouvelles du patient devenu « usager-consommateur-citoyen-contribuable » informé de façon claire, loyale et compréhensible tant au plan individuel qu’au travers des associations d’usagers. L’approche sociale est présente partout et les exemples ne manquent pas. Quid de toute puissance présumée de la médecine et de la promotion médiatiquement assistée de la gestion du risque cardiovasculaire et du cholestérol ? Faut-il oublier ou passer sous silence que la baisse de mortalité observée est en grande partie liée à la réduction d’incidence de la mortalité une fois la morbidité survenue. Faut-il dans le même temps scotomiser par exemple le fait que le taux de survie après infarctus du myocarde varie surtout selon les catégories socioprofessionnelles. C’est là une des illustrations des inégalités sociales de santé. Dans une logique de santé publique quels sont les facteurs structurels qui participent à la différence de 4.6 ans d’espérance de vie entre les régions Midi-Pyrénées et celle du Nord pas de Calais ? Comment analyser rigoureusement les multiples raisons qui aboutissent à la différence de décès entre 35 et 65 ans pour les ouvriers et les cadres : 26 % contre 13 % ?
Dans une logique voisine, les données récentes sur l’accroissement des troubles musculo-squelettiques (TMS), les cancers professionnels ou le harcèlement professionnel peuvent-elles être examinées uniquement à l’aune de la biomédecine ? La clinique du travail selon la formule d’Yves Clot, aboutit au constat du développement de « l’écoute » dans les milieux professionnels au fur et à mesure de la dégradation des conditions du travail.
Les approches sociologiques éclairent aussi la forte tendance à la médicalisation de la santé. Elles donnent des arguments pour comprendre non seulement des questions relatives aux soins mais aussi pour expliciter des enjeux sociaux ou sociétaux au travers des débats modélisant sur la procréation médicalement assistée, la génétique ou l’éthique.
Si comme le soulignait Georges Canguilhem, « la santé a remplacé le salut », alors la diversité et la rigueur des outils, les méthodes et les acteurs pour investiguer ce champ et ces évolutions est une priorité. La santé est-elle surtout une production liée aux services des professionnels de la santé ou d’abord le résultat de comportements multiples individuels et collectifs dans un contexte de vie sociale (familiale, scolaire, professionnelle, environnemental, etc.) ?
Une telle vision ne conduit-elle pas à relativiser l’activisme médical et à renoncer à l’illusion de la toute puissance présumée d’une approche scientiste de la santé ? Elle rappelle aussi à la réalité concernant la « bienveillance » et la « neutralité » supposées des professionnels… Les résultats de travaux de sociologie amènent à la perte d’une certaine « candeur » des professionnels de la santé sur eux-mêmes et sur leurs pratiques !
En publiant dans ce Document de Recherche en Médecine Générale des travaux de sociologues et d’anthropologues, la SFMG illustre son intérêt de ces approches et leurs apports dans l’analyse des pratiques. Faut-il y voir un retour aux sources de la SFMG? Il est indispensable de rappeler ici que la poignée des fondateurs de la SFMG était aussi des Balintiens et que, dès sa création en 1973, la SFMG avait systématiquement inclus dans ses travaux de recherche des sociologues, linguistes et psychanalystes. La théorisation de la médecine générale s’est faite avec leur concours.
Les sciences humaines et sociales sont donc essentielles pour argumenter les débats sur les évolutions et mutations du système de santé français. Ce sont des indicateurs des tensions contradictoires auxquelles est soumis un système complexe sur un aussi sujet central que la vie. Une raison de plus pour être attentif à ces travaux qui viennent alimenter notre « plaisir de mieux comprendre ».
Peut-on décrire et comprendre la médecine sans mise en perspective historique et sociologique ? L’interrogation sur la nature des rapports entre la médecine, ou plutôt les médecines, les soignés et les soignants est indissociable de tout sujet relevant de la « Santé ». Les demandes de soins et d’aides, éléments constitutifs de l’art de soigner, ne sont pas des exclusivités du domaine médical. Les pratiques magiques, religieuses comme les pratiques soignantes populaires n’ont pas disparu depuis l’avènement de la médecine scientifique.
Le modèle de la médecine fondée sur les faits probants favorise les données (plus ou moins aisément) objectivables et quantifiables. Ces dernières ne doivent pas toutefois faire écran à d’autres co-facteurs tout autant prégnants et décisifs qui conditionnent aussi bien le déroulement de la demande de soins que des réponses proposées.
L’histoire de la médecine est celle d’une construction sociale marquée par de forts enjeux idéologiques. Ils éclairent les évolutions des politiques des multiples acteurs sociaux, dont les médecins eux-mêmes. L’anthropologie médicale s’est historiquement d’abord penchée sur les pratiques exotiques, puis a rapidement investi les systèmes de soins, leurs méthodes et outils. La question récurrente de ce bio-pouvoir est devenue majeure dans la société d’autant plus que la santé a été instaurée comme un « marché ». Le bruit de fond médiatique médical et ses liens avec la gestion des questions sociales a participé à la transformation de la notion de « Droit à l’accès aux soins » à celui de « Droit à la Santé »
Malgré la simplicité apparente du questionnement initial sur la place nécessaire des sciences sociales dans toute approche santé, la réponse n’est pas un fait acquis pour nombre des acteurs clé de la santé, dont les médecins eux-mêmes. Pour la médecine générale, dans sa fonction d’interface entre le champ profane et le champ professionnel, la prise en compte des sciences humaines et sociales est pourtant un élément décisif pour toute approche du sens et de la complexité inhérente aux pratiques soignantes. Du coté des soins quotidiens, elle se traduit par exemple par les pratiques hétérogènes entre les médecins et des différences pour un même médecin face à un même problème au sein de sa patientèle. Ces variations conduisent à s’interroger sur les divers déterminants médicaux et sociaux en cause…
Pourtant les travaux d’ethnologues et de sociologues sur la santé sont souvent méconnus, négligés, scotomisés, voire déniés car ils posent des questions relatives à la place de ce bio-pouvoir dans la société. C’est souvent par la petite porte de la relation soigné-soignant que les sciences humaines sont entrées dans la formation médicale initiale ou continue, avec un focus sur la maladie et le couple médecin-malade. Les sociologues en portant leur attention sur la diversité des acteurs et sur le contexte social ont travaillé sur des aspects que les médecins laissaient pour leur part dans l’ombre. Ils ont mis à jour ce qui était hâtivement décrété comme relevant de la « logique », de « l’usage », de « l’implicite », ou du « qui va de soi »…
C’est notamment le mérite de chercheurs comme Eliot Friedson, Isabelle Baszanger, Martine
Bungener, Jean Peneff ou Alain Ehrenberg, et bien d’autres, d’avoir porté leur regard de sociologues sur le champ médical et ses acteurs.
Leurs façons de regarder autrement les évolutions passées et présentes, aboutissent à d’autres mises en perspective des questions d’idéologies, des relations de pouvoir, des blocages et inerties des systèmes de soins comme des stratégies de santé publique et des inégalités sociales de santé. Au travers de ces approches sociologiques diversifiées on retrouve les débats permanents qui impliquent notamment la médecine générale et les médecins généralistes. Ils imposent un regard distancié sur la place de la médecine selon les pays, leurs histoires sociales, politiques et culturelles. Ils conduisent notamment les professions de la santé à revisiter leur modèle dominant du moment. À revisiter et à relativiser, mais aussi à mieux saisir et agir sur les changements de paradigmes en cours comme en témoignent les exigences nouvelles du patient devenu « usager-consommateur-citoyen-contribuable » informé de façon claire, loyale et compréhensible tant au plan individuel qu’au travers des associations d’usagers. L’approche sociale est présente partout et les exemples ne manquent pas. Quid de toute puissance présumée de la médecine et de la promotion médiatiquement assistée de la gestion du risque cardiovasculaire et du cholestérol ? Faut-il oublier ou passer sous silence que la baisse de mortalité observée est en grande partie liée à la réduction d’incidence de la mortalité une fois la morbidité survenue. Faut-il dans le même temps scotomiser par exemple le fait que le taux de survie après infarctus du myocarde varie surtout selon les catégories socioprofessionnelles. C’est là une des illustrations des inégalités sociales de santé. Dans une logique de santé publique quels sont les facteurs structurels qui participent à la différence de 4.6 ans d’espérance de vie entre les régions Midi-Pyrénées et celle du Nord pas de Calais ? Comment analyser rigoureusement les multiples raisons qui aboutissent à la différence de décès entre 35 et 65 ans pour les ouvriers et les cadres : 26 % contre 13 % ?
Dans une logique voisine, les données récentes sur l’accroissement des troubles musculo-squelettiques (TMS), les cancers professionnels ou le harcèlement professionnel peuvent-elles être examinées uniquement à l’aune de la biomédecine ? La clinique du travail selon la formule d’Yves Clot, aboutit au constat du développement de « l’écoute » dans les milieux professionnels au fur et à mesure de la dégradation des conditions du travail.
Les approches sociologiques éclairent aussi la forte tendance à la médicalisation de la santé. Elles donnent des arguments pour comprendre non seulement des questions relatives aux soins mais aussi pour expliciter des enjeux sociaux ou sociétaux au travers des débats modélisant sur la procréation médicalement assistée, la génétique ou l’éthique.
Si comme le soulignait Georges Canguilhem, « la santé a remplacé le salut », alors la diversité et la rigueur des outils, les méthodes et les acteurs pour investiguer ce champ et ces évolutions est une priorité. La santé est-elle surtout une production liée aux services des professionnels de la santé ou d’abord le résultat de comportements multiples individuels et collectifs dans un contexte de vie sociale (familiale, scolaire, professionnelle, environnemental, etc.) ?
Une telle vision ne conduit-elle pas à relativiser l’activisme médical et à renoncer à l’illusion de la toute puissance présumée d’une approche scientiste de la santé ? Elle rappelle aussi à la réalité concernant la « bienveillance » et la « neutralité » supposées des professionnels… Les résultats de travaux de sociologie amènent à la perte d’une certaine « candeur » des professionnels de la santé sur eux-mêmes et sur leurs pratiques !
En publiant dans ce Document de Recherche en Médecine Générale des travaux de sociologues et d’anthropologues, la SFMG illustre son intérêt de ces approches et leurs apports dans l’analyse des pratiques. Faut-il y voir un retour aux sources de la SFMG? Il est indispensable de rappeler ici que la poignée des fondateurs de la SFMG était aussi des Balintiens et que, dès sa création en 1973, la SFMG avait systématiquement inclus dans ses travaux de recherche des sociologues, linguistes et psychanalystes. La théorisation de la médecine générale s’est faite avec leur concours.
Les sciences humaines et sociales sont donc essentielles pour argumenter les débats sur les évolutions et mutations du système de santé français. Ce sont des indicateurs des tensions contradictoires auxquelles est soumis un système complexe sur un aussi sujet central que la vie. Une raison de plus pour être attentif à ces travaux qui viennent alimenter notre « plaisir de mieux comprendre ».