SFMG - Société Française de Médecine Générale

Avril 2018

Il semblerait qu'un glissement sémantique s'opère progressivement dans la communauté généraliste universitaire. Y aurait-il une volonté de changement dans la façon de définir le champ de la médecine générale ? Quel sens donner à la substitution de l’appellation "soins premiers" en lieu et place de celle de "soins primaires", modification spécifique retrouvée dans des documents de la collectivité des enseignants de médecine générale ? S’interroger sur ce phénomène apparait dès lors indispensable.

La langue française est une langue vivante qui évolue en permanence. En fonction des usages, des mots disparaissent ou apparaissent. Les dictionnaires officialisent a posteriori certains de ces changements, et annuellement de nouveaux venus sont auréolés de cette validation sociale. Des explications sont alors fournies sur les apports et les limites des termes promus ou disparus.

Pourquoi ce changement de "primaire" en "premier" ? Pourquoi maintenant ? Est-ce un signal isolé ? Quels avantages et inconvénients peut-on attendre ou craindre ? Qui en seront les bénéficiaires ?...

Certains diront que "primaire" évoque celui ou celle qui réagit de manière immédiate sans réflexion. On rétorquera que c'est celui qui est en premier dans une série, dans l'élaboration d'un système. On argumentera que "premier" est au début, avant les autres, dans un ordre. Que ce mot est plus valorisant. On pourrait tout de même souligner qu'il évoque les arts premiers ou arts primitifs, ceux d'avant l'écriture !
Tout cela sans oublier que « soins primaires » vient d’abord de la traduction d’une appellation internationalement reconnue, celle de « primary care »

Quand il s’agit de termes utilisés comme mots clés du MeSH*, anglais ou français, pour référencer, trier de façon pertinente des publications nationales et internationales, tout changement est particulièrement important. D'autant qu'il ne concerne pas simplement la communauté hexagonale, mais l'ensemble de la francophonie.

Le long chemin de la reconnaissance de la médecine générale s’est déroulé en France dans un environnement sémantique flou, instable et surtout peu favorable. Depuis des années, nombres d’acteurs politiques et professionnels insistent sur les difficultés structurelles de notre système de santé en lien avec la circulation non régulée et coordonnée des usagers patients. Le terme "soins primaires" a été longtemps évité, voire banni en France. Il souligne un socle organisationnel favorisant la régulation des systèmes de santé entre les différents niveaux de soins (primaires, secondaires et tertiaires). C’est également un point essentiel de la caractérisation de la médecine générale, tant au niveau des soins, que de la formation initiale et continue et de la recherche.

L’appellation récente « soins premiers » vient s’ajouter à une longue liste de termes traduisant les préférences contradictoires des uns et des autres. Ce foisonnement continu pour désigner notamment le médecin généraliste et la médecine générale est spécifique à la France. D’un côté, le médecin omnipraticien, le médecin de famille, le médecin de campagne, le médecin réfèrent, le médecin traitant et de l’autre la médecine de ville, la médecine ambulatoire, la médecine non hospitalière, ou la médecine de proximité qui n’éclaire que l’accessibilité géographique …
Cette variabilité terminologique reflète les réticences politiques comme professionnelles à passer d’un système de libre choix, à un système de libre choix organisé. L’évitement de l’appellation "soins primaires" est au cœur de cette histoire.

C’est donc au travers de la dynamique internationale et de l’appartenance de la France à L’Europe que les soins primaires sont apparus en France à partir des années 1970…. Les reformes dans la formation universitaire des médecins en ont été les premières conséquences visibles. Le rapport Cordier en 2013 sur la révolution des soins primaires et le virage ambulatoire en est une étape (théorique) décisive.

C’est donc dans un contexte non stabilisé de la médecine générale et des soins primaires que survient l'expression « soins premiers ». Cette apparition issue et promue pour un sous-groupe d’universitaires représentant la médecine générale au Conseil National des Universités (CNU) impose un débat interprofessionnel et une information claire, loyale, complète pour la collectivité concernée. Les médecins généralistes ont assez déploré, pendant des décennies, d’avoir dû subir les effets des relations d’autorité du monde hospitalier et universitaire, pour ne pas vivre le même sort avec leurs pairs universitaires.

Les arguties sur le caractère "primaire" de la traduction de l’appellation anglo-saxonne primary care sont à la fois simplistes et paradoxales pour des universitaires qui scrutent avec attention le MeSH et voient dans les publications en anglais le graal de leurs carrières universitaires. Les québécois, pourtant pointilleux et rigoureux sur le respect de la langue française et de la médecine générale, utilisent de longue date la notion de soins primaires, sans crainte d’en restreindre ou d’appauvrir le contenu de la médecine générale.

Le mot clef "soins premiers", absent des portails sémantiques, n’est pas retrouvé dans les recherches sur la base de données française CISMEF-HeTOP**. Dans le MESH anglophone, Il renvoie aux "premiers secours", "secourisme", "soins d’urgence". Cette appellation qualifiée de nouvelle n’accroît ni la visibilité, ni la compréhension des soins primaires et un meilleur usage du système de santé. Pire, elle participe à la confusion et à l’homéostasie du système.

Les « soins premiers » sont également associés de la formulation « la médecine générale ambulatoire ». Par analogie avec la permanence des soins ambulatoires (PDSA) et en établissements (PDSE), il devient aisé de recourir à l’appellation « médecine générale en établissement ».

Ces évolutions du langage laissent entrevoir un rapprochement entre la médecine générale ambulatoire, en établissements et la médecine générale universitaire, progressivement réinstallée au sein de l'institution hospitalière.

Un signal est donné aux futurs généralistes qui espèrent un avenir universitaire. Pas de salut possible sans le bon sésame pour ouvrir la porte de leur carrière. Les « soins premiers » vont-ils devenir un signe de ralliement ou voire d’allégeance au moment où le mot clef "soins primaires" poursuit son développement national et international en particulier dans le champ de la recherche et l’organisation des soins ?

En France, les médecins généralistes libéraux des années 70, ont historiquement refusé le développement universitaire de la médecine générale au sein du champ hospitalier. A court ou moyen terme les services polyvalents de médecine générale reviendront-ils à nouveau à l’hôpital via le CNU ? Cette hypothèse est d’autant plus plausible que dans le même temps, le monde hospitalier souhaite investir le champ ambulatoire à la fois dans les soins comme dans la recherche (PHRC*** et MERRI****). Le nombre croissant des nominations de PH de Médecine générale s’inscrit-il dans ce mouvement ? L’externalisation de la médecine générale universitaire du monde hospitalier sera-t-elle alors à moyen terme une parenthèse refermée ?

Après le décret du 18 octobre 2017 relatif au MSPU***** donnant un rôle majeur aux Maîtres de Stages Universitaires et aux départements de médecine générale, la façon de concevoir et de désigner le champ de la médecine générale et des soins primaires est essentielle pour l’avenir des professionnels qui y seront formés.

Le constat de cette instabilité sémantique n'est pas une nuance esthétique, et un débat sur « le sexe des anges ». Quelle que soit la vision stratégique des promoteurs du mot clé « soins premiers », la collectivité généraliste ne doit pas s’exonérer d’un débat collectif approfondi au sein du Collège de la médecine générale et de ses différentes composantes.

Que feront les promoteurs de « soins premiers » face aux utilisateurs habituels des termes des soins primaires dans la législation française (HPST et LMSS), européenne (UEMO) et internationales (OCDE) ? Que diront la DGOS, la HAS, les ARS, mais surtout le Collège de la médecine générale, ou les syndicats de professionnels de la santé et associations réunis au sein la Fédération des soins primaires ? Faudra-t-il renoncer à de multiples acquis indissociables de l’appelation « soins primaires » ?

A suivre donc.

Jean-Luc GALLAIS
Ancien directeur du conseil scientifique de la SFMG
Membre fondateur du CNGE.



* MeSH : Medical subject heading
** HeTOP Health terminology portal
*** PHRC : Programme hospitalier de recherches cliniques
**** MERRI : Mission d’enseignement, de recherche, de référence et d’innovation
***** MSPU : Maison de santé pluriprofessionnelle universitaire