SFMG - Société Française de Médecine Générale

Juin 2015

Il y a des jours, de plus en plus nombreux, où le médecin a du mal à rester neutre et respecter les croyances ou représentations de ses congénères. « Docteur je sors de chez mon ostéopathe pour la troisième fois au sujet de mon mal au ventre. Il me conseille de vous voir pour me prescrire un scanner du foie et faire des semelles orthopédiques ». Pas un jour de consultation sans ces petites demandes qui de podologue, qui d’orthoptiste, qui d’orthodontiste, de rééducation et de manipulation en tout genre. Pas un mois sans que l’on m’évoque une émission de télévision sur cette boucle suggestive de l’irrationnel.

Rien de bien nouveau me direz-vous. Ma mère avait bien son mésothérapeute et ma grand-mère son confesseur. Elle allait, je me souviens, une fois par semaine en revenant du marché, allumer un cierge devant l’effigie en bois de Sainte Rita, patronne des causes perdues. C’était à Notre Dame de Bon Port aux Sables d’Olonne en Vendée. J’étais petit, je lui tenais la main, je me sentais plus fort à la sortie, sous le narthex baigné par le soleil d’été. Depuis, les églises se sont vidées, la société moderne d’après soixante huit s’est extirpée de cet opium avilissant les peuples. C’était certain, la médecine, la technologie, les biens de consommation répondraient à tous nos mots. L’ère de l’information tout azimut permettrait à chacun d’accéder à la liberté de penser et de temporiser le divinatoire.

Je ne me risquerai pas à oser quelque explication sur cet échec. Il est plurifactoriel et peut être inévitable. Mais les médecins généralistes qui rencontrent chaque année près de 80% de la population ont l’impression d’une recrudescence d’un certain obscurantisme, comme si le siècle des lumières avait été une erreur dans l’histoire de la pensée humaine.

Pour ma part, je perçois quand même indiciblement à côté de ce besoin d’effet magique, quelque intérêt mercantile. « La boucle de l’irrationnel » où les professionnel de « l’ortho » ne manipulent pas toujours avec droiture et n’échappent pas au syndrome de la « patate chaude ». On vous corrige, redresse en quelques séances et vous oriente vers une autre méthode. Il faut redresser le bassin, la vision, la dentition, les pieds et puis, si vous avez toujours mal au ventre, prenez des compléments bio-énergisants, alicaments ou ne mangez plus de gluten…

La médecine doit prendre sa part dans cet avilissement intellectuel. Nous nous sommes enfermés, repliés sur le corps, certain de tout expliquer par un disfonctionnement organique. On n’écoute plus, on examine à peine, on explore des plaintes sans les entendre, on bilante des maux sans un mot. Tous les examens sont normaux, on vous dit alors que ce n’est rien. Là est justement l’erreur de notre médecine, celle enseignée depuis quelques années. Ce rien est quelque chose. Quelque chose qui ne trouvera pas de sens dans la quête illusoire d’étiologie. Ce rien qui est perçu par le patient et qui le gêne doit être reconnu mais au sens de Paul Ricoeur. Le médecin a réduit la santé au fonctionnement de la carcasse, sans tenir compte de l’âme, de l’émotion, du psychisme. On nous apprend que l’éventualité du psychosomatique est un diagnostic d’élimination. Mais quel médecin sérieux éliminerait d’emblé la cause la plus fréquente de nos maux ? Quelle source d’erreur diagnostique ! Quelle cause d’errements angoissants et inutiles.

Les médecins sont renforcés dans leur fonction apostolique sans discernement, par une société qui médicalise tous ses maux : la vieillesse, le travail, les difficultés scolaires, la pauvreté… La contre partie de cette omnipotence est qu’il leur est insupportable de ne pas tout expliquer. Le patient est alors surveillé, surmédicalisé sans issue, comme une cause perdue.

Critiquer les dérives de l’irrationnel est notre devoir de médecin et le généraliste, par sa proximité avec le patient, doit pouvoir réaffirmer l’humanisme du serment d’Hippocrate. Concrètement il faut réhabiliter la Clinique. Celle de l’anamnèse, de l’histoire, du symptôme et ce qu’il offre à entendre. Celle de l’examen physique, l’examen du corps « au lit du malade » comme on disait. La clinique d’Avicenne, d’Osler comme celle de Freud et de Janet… Par la plainte physique, le symptôme organique, le médecin légitimé par sa fonction biomédicale, peut oser laisser s’exprimer la souffrance et inviter plus largement à panser la difficulté qu’a l’homme à consentir à penser, à vivre « en chair et en os », à faire corps en somme.

Olivier Kandel

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